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Je tiens à préciser que ce qui suit est le compte-rendu d’une rencontre, non une interview. Les questions posées, les réponses données sont retranscrites avec plus ou moins d’exactitude, mais elles traduisent très fidèlement les idées qui ont été développées au cours des diverses conversations. En fait, J’avais bien pensé à emmener mon petit enregistreur de poche, ce qui m’aurait permis de travailler avec plus de rigueur.
Mais j’avais oublié de mettre des piles dedans.
10h00, hôtel Météor – en plein milieu du site de Futuroscope. Je me plante au bar. À l’accueil on vient de me dire que Jack et Norma Vance doivent arriver dans la journée en compagnie de Paul Rhoads, leur contact en France. Mais déjà circulent dans les couloirs les premiers invités : je vois passer, entre autres, Jacques Goimard et Siudmak.
En fait, Jacques Goimard suivi de près par Siudmak, qui ne lâchera pas un seul instant l’éditeur jusqu’à ce que la nuit soit fort avancée.
Il a peut-être quelque chose à lui vendre ?
Tout seul dans mon coin, je me décide à attendre. Attendre quoi, je ne sais pas au juste ; toujours est-il que je mets à profit ce temps pour rédiger quelques questions en anglais moyen destinées à Jack Vance, au cas où je ne le verrais pas. Au pire, peut-être pourra-t-il m’envoyer les réponses ultérieurement ?
J’ai aussi deux manuscrits, dont celui de mon roman que je dédicace au Baron Bodissey.
Je laisse le tout à l’accueil à l’intention de Jack Vance ou de Paul Rhoads.
Journée languissante au Futuroscope ; quelques rayons de soleil percent les nuages. Comme je ne tiens pas à faire la queue pour les attractions, je vais m’asseoir sur les marches d’un amphithéâtre et je révise les aventures de Cugel dans une vieille édition toute fripée.
Retour à l’hôtel à 17h00 passés. Déjà ; il y a un peu plus de monde au bar. Autour d’une table, Patrice Duvic et un type des éditions du Fleuve Noir discutent avec trois personnes apparemment venus pour recueillir des conseils sur leur travail : un jeu de plateau sur l’univers de Tschaï. Il paraît qu’ils veulent eux aussi rencontrer Jack Vance pour lui demander une autorisation de principe.
Deux personnes venant de Genève sont également présentes ; il s’agit de Garci et Boris, deux rôlistes de la vieille école qui ont achevé le manuscrit d’un jeu de rôle dans le monde de Lyonesse. Ils ont déjà, depuis quelque temps, obtenu l’accord verbal de l’agent de Jack Vance. Ils viennent à Poitiers pour avoir l’assentiment du principal intéressé, ainsi que pour signer le contrat d’accord définitif.
Dans un coin tout au fond, Doug Headline (directeur de collection Rivages-Fantasy) est avec une petite dame menue aux cheveux blancs : c’est Arlette Rosenblum, la traductrice de Jack Vance chez Rivages. A côté se trouvent Ligny avec une floppée d’éditeurs.
Plus loin encore, Goimard se lève pour aller chercher un verre au comptoir. Siudmak aussi.
Plus je reste aux aguets, tout seul à ma table devant mon Schweppes, plus j’acquiers la certitude que tout ce beau monde est venu pour la même raison que moi. Mince : des tas de concurrents…
Goimard revient à sa place, une lueur affable dans les yeux.
Puis un homme entre : la trentaine, le front haut, jean et pull sombre. Il fouille la salle du regard. Il s’arrête sur moi, un demi-sourire sur les lèvres.
— Tu es Philippe ?
Je réponds par l’affirmative, bien qu’ayant des doutes sur le moment.
— Paul Rhoads. Je suis l’ami de Jack.
Merci. Enchanté.
On se rassied.
— Norma lui a lu ton message et les questions que tu souhaitais lui poser ; il les a trouvé pertinentes.
C’est sûr, pensais-je, je n’allais pas lui demander des choses du genre : « Monsieur Vance, quel est votre secret pour écrire si bien et si beaucoup? » Je bougonne, mais je suis aux anges.
— Lorsque Norma lui a dit que tu avais dédicacé ton roman au Baron Bodissey, Jack a ri aux éclats. Je crois que c’est ce qui l’a décidé à te rencontrer. Enfin, disons que Norma lui a demandé de faire un effort.
Merveilleuse Norma !
Goimard repasse, les épaules voûtées. Il s’arrête pour serrer la main de Paul. Pas un regard pour moi. Siudmak attend patiemment.
S’engage alors une discussion de plus d’une heure. Le père de Paul, semble-t-il, était un ami intime de Jack Vance. Paul est devenu très tôt un fan inconditionnel de Vance et a pu entamer une correspondance avec lui. Depuis, il est devenu en quelque sorte son médiateur en France. J’aurais, tout au long de la soirée, amplement l’occasion de constater que Paul s’occupe de Jack et de Norma comme un fils dévoué et attentionné. C’est comme s’il les avait définitivement adoptés ; peut-être même souhaite-t-il préserver cette relation privilégiée par une certaine possessivité.
— Jack, me dit-il, est aveugle depuis plusieurs années. Néanmoins, il parvient encore à taper sur son clavier ; lors de cette phase de travail, il est assisté par un logiciel qui dicte à haute voix ce qu’il écrit. Il compose ainsi le corps du texte ; puis Norma s’attelle à corriger les centaines de fautes de frappe, donne son avis ici ou là puis réécrit le tout.
Sans elle, on ne lirait plus de Vance depuis longtemps.
Paul a récemment écrit une longue critique sur l’œuvre de Jack Vance, destinée à être publiée dans un futur recueil intitulé « The work of Jack Vance » (Non encore annoncé d’après mes fournisseurs). Un extrait de cette critique a d’ailleurs été traduit en apostille à l’édition Presses-Pocket de « La mémoire des étoiles ».
— Ce que je dis est une réflexion très personnelle, insiste-t-il.
En fait il parle de la finesse vancienne, du choix judicieux des mots et la façon encore plus judicieuse de les agencer afin de créer, en très peu de phrases, une infinité de sensation et d’images diverses.
Paul prêche un converti mais la discussion est intéressante et surtout, très conviviale.
Puis Arlette Rosenblum passe. Elle dit bonjour à Paul, qui me la présente. Elle a l’air encore plus paumée que je ne l’étais en arrivant, aussi, elle saisit cette occasion de se mêler à une conversation et prend place avec nous.
J’en profite pour la féliciter de la justesse et de la qualité de son travail. Paul confirme.
— Il faut avoir lu Vance en anglais pour comprendre pleinement tout ce qu’il veut faire passer. Arlette a été la seule capable de percevoir Jack et de rendre quasiment intact son univers.
Je dis que dans les années 80, Monique Lebailly avait traduit Cugel avec, me semblait-il, une certaine qualité.
— Moi, place Arlette, je n’ai pas traduit Cugel. Du moins je crois, rajoute-t-elle, en proie au doute.
— L’aspect le plus saisissant de son œuvre, reprend Paul, est, à mon sens, son intemporalité.
Je lève un sourcil interrogateur.
— Ses descriptions sont fluides, sommaires ; elles laissent une grande marge de manœuvre pour l’imagination du lecteur. Lorsque Jack décrit un engin spatial, le lecteur peut se le figurer comme il le souhaite. Imaginons un lecteur des années 70 ; il lit, mettons, «Space Opéra» où les personnages visitent plusieurs mondes. Cela implique de fréquents changements de décor. Les descriptions de chaque lieu seront assez imprécises pour que le lecteur puisse élaborer sa propre vision. Il va s’imaginer que le Phébus (le vaisseau de la compagnie de théâtre) a, disons, une forme oblongue comme une fusée. Si le même lecteur relit «Space Opéra» dans les années 90, sa vision du vaisseau aura changé : il ressemblera peut-être à la navette Columbia. Mais les mots qui décrivent le Phébus dans le roman sont restés les mêmes !
Paul se lève au bout d’une heure ; il doit remonter voir si Jack et Norma sont prêts. Il me dit, presque en confidence, que je ferais bien, d’ici une demi-heure, de venir l’attendre dans le hall. De cette façon, je pourrais les accompagner à la salle de réception quand il redescendra avec eux.
Ça, mon bonhomme, pas besoin de me le dire deux fois.
Je me rassieds ; Arlette est toujours là, qui me sourit. Ah, Arlette… Je le savais avant, mais je commence maintenant à avoir la certitude que le monde cruel de l’édition a trouvé un nom à ses laissés pour compte : ils se nomment traducteurs.
Payés au lance-pierre pour un travail lourd et délicat, le plus souvent méconnus du grand public, ils se retrouvent parfois au sein de soirées comme celle-ci et se demandent s’ils appartiennent vraiment à ce monde.
Arlette, donc :
Elle les connaît tous ici, me dit-elle. Je réponds que je me sens un peu perdu.
— Comment ? Tu écris des histoires et tu ne connais pas les éditeurs ? Viens.
Elle se lève, attrape mon bras. On se dirige vers une table entourée de pontes.
— Jacques (Goimard), je te présente Philippe, qui écrit des romans.
Poignée de mains, puis poignée de mains aussi… à Suidmak. Puis à Ligny, Headline, Colinet (assistante de Goimard, que j’avais effrayé au téléphone une semaine plus tôt…). Poignée de mains à Serge Lehman également. Du moins je le crois maintenant, mais je ne l’avais pas reconnu sur le moment.
Tandis qu’Arlette échange quelques mots avec quelqu’un, j’essaie d’engager une conversation intelligente avec Goimard. Il répond par monosyllabe. Je me dis : j’espère tout de même qu’il comprend ce que je dis. C’est vrai que le piano joue plutôt fort, et aussi que mes idées se bousculant dans ma tête sortent un peu n’importe comment de mes lèvres.
Plus tard dans la soirée, je vais apprendre qu’il est un peu sourd.
Ça dure à peu près cinq minutes, durant lesquelles j’ai réussi à m’incruster entre Goimard et Suidmak. Sur le moment, je n’ai pas cherché à savoir si ce dernier y voyait une objection.
Finalement, je me retrouve bientôt de nouveau en compagnie d’Arlette, de nouveau à une table en retrait de tout ce beau monde. Je vois dans ses yeux que, finalement, elle n’est pas en plus mauvaise compagnie avec un parfait inconnu avec qui elle peut parler, qu’avec des gens qu’elle connaît sensément et avec qui elle n’aura qu’une conversation sommaire.
Une heure plus tard, je suis sur le pied de guerre dans le hall. Apparemment, on n’est pas les seuls. Les groupes formés autour des tables de bar ont émigré tels quels dans les environs de la réception ; le résultat est une foule dense et assourdissante. La femme de Jean-Marc Ligny mitraille tout ce qui bouge avec son appareil photo. Apparemment, les créateurs du jeu de plateau sur Tschaï n’ont pas obtenu tout l’assentiment qu’ils espéraient. Mais le festival commence à peine. Les Suisses, Garci et Boris, ont quant à eux de très honnêtes chances de signer demain l’accord tant attendu.
Derrière la réception se trouve un pallier auquel on accède par une volée de marches, et qui mène aux ascenseurs. Mon regard est rivé sur cette zone-là, quand je le vois apparaître.
Il est dans une chaise roulante manœuvrée par Paul ; une vieille dame, certainement Norma, les suit de près. Paul me dira plus tard qu’à ce moment-là, Jack a entendu la foule et a émis le souhait de se déplacer debout.
Voilà pourquoi il fait signe à Paul et qu’il entreprend péniblement de se lever. C’est un imposant vieillard, le visage rubicond et pâle, le cheveu rare. En tout point conforme aux rares photos que j’ai vu de lui, mais en beaucoup plus vieux.
Il pose une main sur l’épaule de Paul qui entreprend de le guider dans la descente des marches. Puis Paul me voit, et me fait signe. Je m’approche.
— Jack, here is Philippe, who dedicated his novel to the Baron Bodissey. (Jack, Voici Philippe qui a dédicacé son roman au Baron Bodissey.)
Jack Vance tend sa main devant lui en souriant. Je la serre.
— Hi Philippe. It’s very kind of you. (Salut Philippe. C’est très gentil à vous.)
La foule s’amasse. Norma, une petite femme boulotte et souriante, avec une crinière d’un blanc parfait qui coule jusqu’à sa taille, se fait progressivement engloutir par la foule. A y bien regarder, moi aussi.
Plus qu’une seule solution : je rejoins Norma et lui tends le bras. Je suis Philippe, celui dont vous avez lu le message à Jack !
Elle paraît rassurée, et c’est bras-dessus bras-dessous que nous suivons, avec plus d’aisance à briser la foule, Jack et Paul qui se dirigent vers la salle de réception.
Sitôt arrivés, Paul installe Jack à une table tandis que je présente un siège à Norma. Puis il me demande de rester un instant avec eux et s’éloigne.
— Philippe, appelle Jack dans le vide.
Je m’assieds face à lui et me manifeste.
— Did you already drink something ? (Est-ce que vous avez déjà bu quelque chose ? )
Not at once (pas encore), je dois l’avouer.
— What do you think about a Martini with me ? Please, I want it iceless, vermouth and a little bit dry. (Qu’est-ce que vous pensez d’un Martini avec moi ? S’il vous plaît, je le veux sans glace, avec du vermouth et un peu sec.)
Okay. Je fonce au bar, commande des Martinis au barman débordé. Je reviens avec le plateau chargé de quatre verres. Paul est revenu ; je le sers, je sers Norma et je glisse un verre dans la main de Jack.
Je prends le mien. J’ai oublié que je détestais cordialement le Martini et le goût de ce breuvage infâme me le rappelle âprement.
Je ne suis pas le seul à faire la grimace ; Jack repose son verre et me dit :
— You know Philippe, I don’t think I’ll be able to drink that, in fact. It’s too dread. Could you please give me a Coke ? (Vous savez, Philippe, je ne pense pas qu’en fait je serai capable de boire ceci. C’est épouvantable. Est-ce que vous pourriez me donner un Coke s’il vous plaît ?)
Le barman me regarde d’un œil mauvais. Il me file la bouteille de Coca avec un verre. Je lui dis qu’il faudra enlever un Martini de ma note et le remplacer par le Coca. Mais il n’écoute que d’une oreille distraite, tout occupé à préparer un cocktail avec des quartiers d’orange et une ombrelle.
Progressivement, les participants du festival se placent autour des tables. Les serveurs apportent les premières bouteilles de rosé. D’une façon très naturelle, je me retrouve assis à gauche de Jack Vance. En face de lui se trouve Arleston (auteur et scénariste de Lanfeust de Troy), de son prénom Christophe, apparemment tout aussi désorienté que moi d’être en compagnie du Maître.
Au cours du repas, j’apprends qu’il a lu Tschaï à l’âge de quinze ans, et que depuis ce moment il avait su qu’il se consacrerait à une activité créative. Il aura choisi assez tôt de s’exprimer dans la B.D. Garci et Boris sont également à notre table, mais à l’autre bout, avec Arlette et Norma. En face de celle-ci, madame Colinet, l’assistante de Goimard, suit plusieurs conversations en même temps.
En face de moi, donc à la droite de Christophe, se trouve un jeune homme qui, d’un point de vue vestimentaire, dénote encore plus que moi dans cet univers de cravates et de tailleurs. Ses yeux ronds rivés sur Jack Vance, il ne parvient pas à proférer un son. Tout comme moi, il s’est apparemment incrusté dans cette soirée payée généreusement par le Conseil Régional.
— Je ne sais pas quoi dire, il m’impressionne trop ! avoue-t-il en désignant Jack Vance.
C’est un jeune rôliste de la région, fan inconditionnel de Vance. Il travaille depuis peu comme stagiaire à l’association Axolotl, et a appris par France Ruault, la directrice, que Vance était présent ce soir. Il est donc venu.
Je lui explique en riant que Ruault avait tout fait pour me décourager de venir, arguant que les chances de rencontrer Vance étaient trop minces pour mériter le voyage.
Il s’exclame :
— Alors c’est toi, le chieur d’Aix-en-Provence qui appelait tous les jours ?
Eh oui.
— Jack, demande Christophe, qu’est-ce que vous diriez de voir un de vos livres en bande dessinée ?
— Comics ? répond Jack. Je n’aime pas les Comics ; c’est de la piètre littérature pour tennagers.
Christophe ne sait trop comment réagir, mais il garde le sourire. J’interviens en disant à Jack qu’il y a une nette différence entre la production B.D. aux États-Unis et en Europe. Ici, la B.D. est considérée depuis quelques années comme un moyen d’expression à part entière. Il ne s’agit pas de Pulps. Il y a des auteurs très talentueux et leur « langage » est véritablement reconnu. Christophe renchérit en citant quelques noms, Bilal, Manara, Rosinsky…
Jack hausse les épaules ; il ne les connaît pas.
— J’avais dans l’idée d’écrire un scénario à partir de la Geste des Princes-Démons. Vous donneriez votre assentiment pour un tel projet ?
— Je ne pense pas. Cela ne m’intéresse pas.
Paul, qui a suivi la conversation, hoche la tête. On comprend que c’est non maintenant, mais que cela peut se discuter ultérieurement.
Je parle à Jack de sa façon bien particulière d’établir ses descriptions. Quand je m’attelle à ce travail, j’ai souvent l’impression que le résultat est lourd, ou qu’il ne correspond pas à ce que je souhaite exprimer.
— Les mots sont chargés de sens en eux-mêmes, me répond-il. Lorsque l’on choisit les bons mots, et qu’on les unit judicieusement, on parvient très vite à exprimer une idée précise. L’important, c’est la Force (Il a dit: « The Force ») des mots. Et leur combinaison ouvre l’esprit à la sensation souhaitée ainsi qu’au visuel.
Plus tard dans la soirée, Paul reviendra sur le sujet en citant deux passages, qu’il a d’ailleurs abondamment commentés dans sa critique.
Le premier passage est extrait de Cugel’s Saga : il s’agit du passage où Cugel et le chef caravanier tentent de faire sortir une passagère du wagon. La passagère s’y oppose et jette un sort. Pour le second, tiré de Madouc, c’est le passage où Shimrod commande à une bande de Gobelins la construction de Trilda, son manoir.
Je veux savoir de quelle façon Jack procède pour l’élaboration de ses trames. Lorsqu’il a une idée, comment la développe-t-il ? Comment parvient-il à structurer un récit complexe, ou du moins, dans lequel des milliers d’idées s’entrecroisent et parviennent à former un tout cohérent ?
— Je prends des notes tout le temps. La moindre idée doit être notée, fût-elle dérisoire. Je l’utiliserai peut-être, ou peut-être pas, mais elle ne m’aura pas échappé. Il arrive qu’une de ces idées m’amène à une réflexion plus approfondie et dans ce cas, d’autres idées viennent s’y greffer. C’est ce qui, la plupart du temps, forme un récit. Il faut savoir aussi ce qu’on veut raconter ; ce n’est pas facile, mais quand on le sait, l’histoire coule de source. Qu’il s’agisse de l’expérience particulière d’un homme, on sait d’où il part et où on souhaite le voir arriver. Le tout est de mettre de l’ordre dans l’histoire, déterminer ce qui est vraiment important de ce qui est annexe. Et surtout, il aut toujours que le lecteur ait quelque chose à découvrir. Il faut que le personnage vive des tas de choses de façon à ce que le lecteur soit perpétuellement accroché au texte.
— J’ai parfois l’impression, dis-je, que mes personnages en viennent progressivement à vivre une vie propre, et…
Jack se met à rire.
— Alors, arrête d’écrire ! Fais autre chose. Ton personnage, tu en es responsable. Il doit aller là où tu veux le mener. C’est toi qui tiens la plume, oui ou non?
C’est peut-être une vue de l’esprit, avouais-je. Ce que je veux dire, c’est qu’on donne à un personnage une psychologie, un comportement, des idéaux, tout un tas d’éléments qui font sa personnalité. Mais au fil du récit, les événements qu’il vit peuvent contribuer à le faire agir différemment.
— Non. Si tu as choisi, par exemple, un personnage qui déteste les voyages dans l’espace, tu dois en tenir compte lorsqu’il est obligé de quitter une planète. C’est trop facile, à ce moment-là, de le faire changer d’avis pour une raison ou une autre.
Il a raison. Je ne creuse pas plus avant cette idée, ce n’est pas nécessaire. Je m’aperçois que j’ai une assiette de hors-d’œuvres devant le nez, et que je n’y ai pas touché.
Je dis à Jack que certaines de ses histoires, je pense notamment à la trilogie de Lyonesse, sont de véritables labyrinthes. Des tas d’événements surviennent à la fois ou s’enchaînent, qui sont autant de petites histoires qui s’entrecroisent, avec chacune, semble-t-il, leur personnage principal. Je lui demande comment il fait pour s’y retrouver.
— Quand j’avais vingt ans, j’essayais d’écrire des histoires très complexes, avec des tas de personnages et d’événements. Je m’arrachais les cheveux, dit-il en riant. Je n’y arrivais jamais, et j’abandonnais très souvent. Alors, j’ai pris l’habitude d’écrire des histoires simples ; une seule trame, pas plus de deux ou trois personnages centraux. Et ces histoires, je parvenais à les terminer. Puis progressivement, mes histoires ont crû en complexité ; je me permettais de rattacher à la trame principale des petites choses qui prenaient plus ou moins d’ampleur et qui étoffaient le récit. C’est une question de patience. Et surtout, je n’ai jamais hésité à jeter au panier des textes qui ne me satisfaisaient pas.
— Le thème de la vengeance revient très souvent dans vos histoires, note Christophe. Vous êtes pour la vengeance?
— Pas nécessairement. Mais je disais tout à l’heure qu’il faut tenir le lecteur en haleine. La vengeance est un sentiment humain très répandu, qui sous-entend aussi le thème de la quête. De ce point de vue, c’est intéressant. Tout le cycle de la Geste des Princes-Démons tourne autour de la vengeance ; Kirth Gersen veut se venger de la mort de ses parents. La Geste a été pour moi l’une des histoires les plus passionnantes à écrire.
— Pourquoi écrire des notes de bas de page?
C’est encore Christophe.
— Ho. Just for fun.
Et le Baron Bodissey, alors ? demandais-je. Jack rit.
— Eh bien, quoi, le Baron Bodissey ?
Il n’y a jamais à son sujet que quelques références éparses, justement dans les notes de bas de page. Parfois, il est cité par un personnage. Mais on ne sait rien de plus à son sujet. N’a-t-il jamais eu envie d’en faire un personnage à part entière?
— Eh bien, non. Je pense qu’il est très bien comme ça. Je m’imagine parfois ce qu’il aime, ce qu’il mange, où il a vécu, ce qu’il a fait… Par-dessus tout, il a écrit une histoire de la vie en douze tomes, intitulée La Vie ; c’est tout ce que j’ai besoin de savoir sur lui.
Je prétends qu’il a quelque chose du guide spirituel. Les personnages de Vance citent le Baron Bodissey comme si nous citions Confucius ou Descartes.
— Peut-être… répond-il évasivement, un demi-sourire étirant un coin de ses lèvres.
Je n’en saurai pas plus ; et je vois autour de moi que je ne suis pas le seul à être frustré.
Maintenant, j’ai devant moi une assiette de riz pilaf avec un morceau de saumon en sauce. J’ai envie de savoir quelles ont été les lectures déterminantes pour lui (Pour Jack Vance, pas pour le saumon en sauce). Est-ce qu’un auteur a particulièrement contribué à lui donner le goût de l’écriture ?
— Je ne sais pas… J’ai lu plus de dix fois «L’île mystérieuse » de Verne. J’aime beaucoup Burrough, C.A. Smith, Lord Dunsany et P.G. Wodehouse. Mais je n’ai pas d’auteur fétiche. Chez moi, quand j’étais jeune, il n’y avait pas de livre. Lorsque je suis entré au Collège, j’ai découvert avec fascination une immense bibliothèque. Et dès lors, je me suis mis à lire tout ce qui me tombait sous la main.
Dans l’univers de Cugel… commençais-je.
Et Jack de taper bruyamment sur la table.
— Philippe ! scande-t-il.
Euh, oui ? Quoi?
— Cugel Cugel ! articule-t-il en imitant ma façon de prononcer ce nom, à savoir avec un G comme dans Janvier. Comme il se doit en français, puisque le G n’est pas suivi d’un U.
— Pas CuGel ! KIOUGUEL !!
D’accord, Jack. Pardon. Kiouguel. J’ai oublié ma question, de toutes façons.
Une fois qu’il a fini de rire, Christophe demande :
— À propos de Kiouguel ; la Planète Mourante fait-elle partie de l’Aire Gaïane?
— La civilisation gaïane s’est éteinte depuis des millions d’années quand le soleil de cette planète commence à s’éteindre. J’ai situé cette époque à la limite de la fin des temps. C’est pour cela que le soleil meurt, et que le jour ressemble à un éternel crépuscule.
Je lui demande s’il n’a pas envie d’écrire de nouveaux romans policiers dans le style Bad Ronald ou Lily Street. Il fait non de la tête.
— Trop de travail pour pas assez d’argent.
Éclat de rire général. Le lendemain, lors de la conférence qu’il donnera au palais des congrès (et à laquelle je n’assisterai pas), quelqu’un lui posera la même question. Il y répondra par un long discours évasif, tournera autour du pot pour finalement éluder la question.
Le dessert arrive ; j’ai maintenant devant moi une part de tarte. Aux pommes, probablement. Paul se lève, aide Jack à en faire autant : le Master réintègre ses quartiers. Tous le remercient chaleureusement, puis il se retire dans la plus grande discrétion.
Une heure plus tard, je me retrouve au bar avec Christophe, Paul et les deux Suisses, Boris et Garci. Nous entamons une conversation passionnée qui va durer jusqu’à deux heures du matin. Boris est persuadé que le Baron Bodissey est un messager de Dieu ; Bodissey serait, selon lui, une déformation de « God Said », ou la Parole de Dieu. Mais c’est vrai que l’Armagnac nous chauffe un peu les neurones en cette heure tardive. Le lendemain, lui et son compère signeront avec l’agent de Jack Vance l’accord définitif pour la publication de leur jeu de rôle sur Lyonesse. Christophe a réalisé son rêve. Et moi ? Eh bien je pense que quelques déclics tant attendus se sont déclenchés dans mon esprit. Si je réfléchis bien, je connaissais plus ou moins les réponses aux questions que j’ai posées à Jack Vance ; mais peut-être fallait-il que quelqu’un de sa trempe me le rappelle ?
Le lendemain matin à la gare, j’attends mon train devant un café et un exemplaire du journal local, Centre-Presse. En troisième page, il y a un article sur Jack Vance illustré par une photo où il pose avec Siudmak et un organisateur du festival.
Jack et Norma se déclareront extrêmement touchés par l’accueil que leur auront réservé les Français, et il manifestera sa fierté de parrainer le festival.
Je sais que je vais garder de cet homme une image simple et dépouillée. Cette rencontre n’a rien eu de formel. Et contre toute attente, j’ai l’impression d’avoir discuté non pas avec l’écrivain, mais plutôt avec le vieil homme débordant de rêves. Il est là, le créateur de mondes. Il est modeste, franc, bon vivant, un brin anti-conformiste. L’âge et l’expérience lui auront peut-être apporté, aussi, une certaine inflexibilité. L’exemple des Comics l’illustre d’une certaine façon, mais le titre de l’article de Centre-Presse est encore plus explicite: « Je n’écris pas pour la vulgaire canaille ».
« 95% de la production S.F., déclare-t-il, est destiné aux adolescents. C’est vulgaire et mal fait […]. Je mets dans le même sac les Star Trek, Godzilla et Jurassic Park. »
En fait, Jack Vance ne semble pas être un auteur de S.F. Comme aime à le dire Paul Rhoads, il a tout d’un humaniste. Ses personnages, leur psychologie, leurs émotions, leurs relations, c’est cela qui prime dans ses histoires. Le genre, c’est presque un prétexte ; le fait est qu’il se sent mieux dans l’Univers dont l’infinité rappelle cet idéal de liberté que tout le monde convoite.
Plus de photos et d’informations sur l’événement lors d’Utopia 98 sur le site Vance.Jack.free.fr
Philippe Monot est l’anthologiste d’un ouvrage consacré à l’un des personnages de Jack Vance : Sur les Traces de Cugel l’Astucieux, paru en 2002. Il est également l’auteur d’un dossier consacré à Jack Vance in Faeries 4.
Il a également publié une dizaine de nouvelles et trois romans, dont un dédicacé au Baron Bodissey…
Christophe Arleston est toujours un fan inconditionnel de Jack Vance. Il a publié une nouvelle dans l’anthologie Sur les Traces de Cugel l’Astucieux dirigée par Philippe Monot.
Il est le scénariste de plus de 130 bandes dessinées…
Boris et Garci ont sorti leur jeu de rôles sur Lyonesse en 1999.
Les ouvrages de Jack Vance, délaissés pendant de nombreuses années (épuisés, jamais traduits) ont connu un regain d’intérêt de la part des éditeurs français. On peut maintenant quasiment tous les trouver en grand format et en édition de poche. Et c’est tant mieux !
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